La folie est-elle une maladie mentale?

_____________________________________________________

Penser la folie comme une maladie mentale est une manière de laisser son traitement à la science, à la médecine. Penser la folie comme une maladie mentale est également une manière de réduire ses manifestations au corps. Penser la folie comme une maladie mentale est enfin le moyen de se débarrasser de l’inconscient, du nouage entre réel, symbolique et imaginaire. Enfin, en 2025, penser la folie comme une maladie mentale permet de cultiver le sentiment de peur vis-à-vis de l’étrange, d’inviter le quidam à se méfier de ce qui n’est pas ordinaire. Un fou est quelqu’un de bizarre, d’étonnant, un malade mental est quelqu’un -d’ailleurs l’expression est entrée dans le langage courant- qui représente potentiellement un danger pour lui-même ou pour autrui. Il n’y a plus de mystère derrière son être, un mot a été posé, sans équivoque, qui vient dire que cette personne n’est pas normale et surtout qu’il faut la soigner.

On entre alors dans un paradigme dont la psychanalyse s’affranchit en ne s’annonçant pas comme thérapeutique. On n’est pas là pour guérir, au mieux pourra-t-on se rétablir, se remettre du choc qu’a représenté dans notre existence, le sentiment d’être divisé. Si l’on peut aussi entendre que les fous ne sont pas exactement comme nous, il apparaît essentiel de se poser deux questions : selon quelle norme devient-il possible de ségréguer les fous de ceux qui ne le sont pas ? Et, deuxième question, la folie est-elle une maladie mentale, et pourquoi passer de la folie au singulier, aux maladies mentales au pluriel ?

La folie est une construction sociale

Le normal et la pathologique sont des considérations qui varient d’une société à l’autre, d’un milieu à l’autre et d’une époque à l’autre. Aussi, il apparaît bien que la folie est une construction sociale, et que la classer au rang des maladies vient rigidifier la norme pour la hisser au rang de vérité scientifique ; plus de variations possibles. Il y a les malades, et ceux qui sont en bonne santé. La définition de la santé mentale que propose Jean Furtos, psychiatre et ancien directeur de l’Observatoire National des Pratiques de Santé Mentale peut nous accompagner : « une santé mentale suffisamment bonne, c’est la capacité de vivre en restant en contact avec soi-même et avec autrui, ce qui inclut la capacité de souffrir (ceux qui ne souffrent pas sont malades). C’est tolérer, partager et dépasser la souffrance sans destructivité, mais pas sans révolte »i.

A l’aune de cette proposition, le fou est-il nécessairement malade ? Fous, ne le sommes-nous pas tous un peu ? Parfois ? Que vient dire cet adjectif de « mental » ? Que c’est son cerveau qui a un problème ? Il apparaît ainsi qu’on responsabilise le fou en faisant de lui un malade, s’il n’est pas en bonne santé mentale, c’est qu’il a un dys-fonctionnement dont il peut, en la science, loger l’espoir qu’elle l’éradiquera. Ce n’est alors pas parce que la société, le politique, la famille rendent fou que le fou est fou.

Par ailleurs, poser la folie comme une maladie mentale c’est objectiver le sujet. On peut certes admettre qu’on ait besoin du normal pour qualifier un objet : un thermomètre normal est celui qui permettra d’obtenir une mesure juste de la température, un écartement normal des voies de chemin de fer permettra aux trains de circuler correctement, mais qu’est-ce qu’un individu normal  et à quoi sert cette appellation sinon à autoriser la protocolisation de mesures visant à en corriger les déviancesii ? Basculer de la folie comme phénomène social à la maladie mentale comme pathologie à soigner, nous fait basculer d’une norme avec toute la subjectivité et les flottements qu’elle enserre, à une vérité scientifique qui ne rend plus interrogeables les jugements de valeurs et préjugés qui en originent pourtant l’édification.

La maladie mentale est une construction scientifique et indique un « malaise dans la fraternitéiii » / la furor sanandi

Dans l’hôpital de jour où j’ai fait mes premières armes, on dit des patients en pédopsychiatrie qu’ils sont équipés différemment. On s’attache alors à entrer en lien avec eux en tenant compte de cet équipement, on leur indique avec les moyens dont on dispose que l’on se tient à leurs côtés. Aussi, le cannibalisme de R*, les soliloques de C*, la raideur de T*, l’alimentation de K* sont autant de données avec lesquelles l’équipe compose pour que les journées de ces enfants soient parsemées de réponses à leurs dires singuliers. Nous ne sommes pas là pour rectifier, ni pour corriger, nous tentons au quotidien d’amener ces sujets vers un désir et une capacité plus grande de lien social.

Le paradoxe que représente le fait de penser la folie comme une maladie mentale semble être un signe d’une société elle-même malade dont les membres deviennent paranoïaques et développent la peur des schizophrènes, des étrangers, des jeunes, des voisins, tous potentiellement sources d’ennuis, de violence, de tromperie. Les rapports sociaux deviennent des rapports soucieux où la donne est inversée comme s’il n’y avait plus que des mauvaises surprises à attendre. Face à ce constat, on prend ses précautions : il n’y a plus de curiosité pour l’autre mais du rejet, un refus de l’altérité au profit d’une quête d’identité -au sens philosophique de mêmeté, un rejet de la rencontre en tant que telle pour se prévaloir de la mauvaise rencontre.

Parler du fou comme d’un malade produit le même résultat que pour les victimes ou les traumatisés : une condition dont on ne sort pas, un figement du statut. Par ailleurs, poser la folie comme une maladie mentale vient opposer les malades à nous, qui serions en bonne santé. Quels sont les signes de cette bonne santé sinon ceux d’une capacité à s’inscrire dans un mode productiviste qui marche sur la tête ? Le rapport entre le normal et le pathologique ne peut s’établir que selon un jugement de valeurs qui vient poser les jalons de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas afin de favoriser la production d’un « sujet standard » que la science, dans sa furor sanandi se propose de soigner en éradiquant tout dys-fonctionnement.

Pourquoi refuser cette exception que le symptôme donne pourtant au sujet ? Pourquoi parler de désordre biochimique plutôt de que de souffrance singulière ? Pourquoi s’inscrire dans une pensée qui considère qu’il n’est pas fou de se nommer TDAH, HPI, TOC, TSA ? N’est-ce pas pourtant ainsi que les patients que nous recevons se présentent : « Bonjour, je vous appelle parce que je suis HPI » ? Non, vous n’êtes pas HPI, vous avez un prénom, un nom, et vous traversez une perturbation qui vous fait souffrir et que la nosographie actuelle a codifiée par cet acronyme auquel nous allons essayer ensemble de donner une valeur qui vous appartienne en propre, et vous permette de dire quelque chose de la manière toute singulière dont vous êtes au monde.

Pour traiter de cette dernière question, allons du côté du séminaire Ou pire… de Lacan : « Alors, pendant des siècles, il restait la maladie. Chacun sait que ça ne se règle pas par l’hygiène, la maladie, et que ça, c’est bien quelque chose d’accroché au corps. La maladie, ça a duré pendant des siècles, c’est le médecin qui est supposé la connaître, j’entends, au sens de la connaissance. (…) L’analyste est là, qui a l’air de prendre un relais. On parle de maladie, on dit en même temps qu’il n’y en a pas, qu’il n’y a pas de maladie mentale par exemple. On le dit à juste titre, au sens où ce serait un entité nosologique, comme on disait autrefois. Ce n’est pas du tout entitaire, la maladie mentale. C’est plutôt la mentalité qui a des failles, exprimons-nous comme ça rapidement iv».

Quand il dit que la maladie mentale n’est pas entitaire nous comprenons que la nommer ne suffit pas à donner du sens aux manifestations qu’elle laisse apparaître. Au contraire, quand il précise que c’est plutôt la mentalité qui a des failles, nous comprenons cette autre affirmation lacanienne : « tout le monde délire ». Autrement dit, tous, face à notre division et à l’impossibilité que toute notre jouissance soit attrapée par le phallique, nous délirons, nous édifions ce que nous appelons « la réalité » à l’aune de laquelle nous établissons nos jugements et nos actions et vis-à-vis de laquelle, tout doucement, par le travail thérapeutique, il s’agit de répondre.

Refuser que la mentalité ait des failles, et considérer comme maladie mentale une manifestation inhabituelle, c’est réduire le symptôme au signe et au corps. C’est rejeter au rang de ce qui « trouble » un symptôme qui est pourtant une tentative de guérison et la condition de notre maintien dans le lien social. La conception de maladie mentale et son passage au pluriel cultive la croyance selon laquelle l’observation objective par le médecin permettra l’établissement objectif et critérisé d’un diagnostic auquel correspondra un traitement.

Si la folie c’est le délire, si tout le monde délire, sommes-nous alors tous des malades mentaux ?


Si les fous ne sont plus des marginaux mais des malades alors qui sont les prochains sur la liste des marginaux ? Les pauvres ? Les non-productifs ? Même le symptôme, même les résistances et les défenses se trouvent happés par le discours capitaliste et recrachés sans plus de place possible pour la singularité et l’équivoque, ou la portée métaphorique du diagnostic, on n’accepte plus d’être dérangé par l’autre.

On a besoin des normes, celles de la société et les nôtres, propres. Cela justifie l’insistance de Lacan sur la topologie, la norme est un lieu depuis lequel les marges peuvent être situées. Certes. Sans norme, ce serait l’angoisse ! Mais il est essentiel que nous puissions édifier, détecter et critiquer nos propres normes, celles qui nous permettent effectivement de circuler, d’entrer en lien avec l’autre ; sans les prendre pour des vérités. Cela garantit alors à la norme une souplesse. « On pourrait par exemple inclure le bizarre à notre conception du normal ! On pourrait considérer la norme non pas comme établie mais comme à établirv ». Et si l’on bascule d’un paradigme assis sur des normes : celui sur lequel était inscrit la folie comme construction sociale, à un autre posant la folie comme une déclinaison de maladies mentales, alors il n’y a plus ni flottement ni équivoque, il n’y a plus aucune considération pour l’arbitraire qui les a pourtant critérisées. Il faut continuer d’interroger sans relâche les raisons qui nous ont fait passer du trou au trouble.

i FURTOS J, 2005, page 32 / également entendu lors de son intervention au colloque Vidéo-Psy des des 18, 19 et 20 mars 2025 à Montpellier

ii Ces réflexions ont été inspirées par l’intervention de Valentine Prouvez au colloque Vidéo-Psy, elle est notamment l’auteure d’une thèse disponible sur HAL intitulée : Du problème de l’erreur, mise en perspective de l’oeuvre de Georges Canguilhem avec la métapsychologie freudienne, soutenue en décembre 2023.

iii Je reprends ici l’expression de Norbert Bon dans un acte intitulé « Malaise dans la fraternité » paru au Bulletin Freudien n° 58 /59, paru en novembre 2013

iv LACAN J., Ou pire…, leçon du 21 juin 1972, Paris, Seuil, 1971-1972/2011, page 224

v PROUVEZ V., aux journées Vidéo-Psy