Naïma Chiron / 18 janvier 2025 / Présentation de mon travail de thèse au séminaire doctoral du département d’Études psychanalytiques de Montpellier
L’intraduisible est le fil rouge qui a été choisi au sein du séminaire doctoral cette année ; l’idée est que chacun de nous puisse dire quelque chose de ce que ce mot vient faire résonner dans nos travaux de recherche respectifs.
Etant donné mon sujet de thèse et son lien avec notre fil rouge, Anne m’a proposé d’intervenir assez rapidement tout en sachant que je n’ai pas beaucoup avancé depuis mon inscription en septembre ; face à la crainte que cette proposition a généré en moi, elle m’a donné un conseil que je vous livre “ne fais pas quelque chose de défensif”, je vais passer par l’anglais pour dire que ce “piece of advice” (morceau de conseil) a fait chuter quelque chose. Je n’étais pas là pour feindre une forme d’érudition sur le sujet, mais pour exposer ce chantier à mes collègues, proposer de partager mes pistes et mes questions, et donc je me suis sentie guidée à vous faire part de ce qui a nourri mon désir.
Ma thèse traite des rapports qu’entretiennent la psychanalyse et la traduction à travers le prisme spécifique du passage à la langue espagnole des néologismes de Lacan ; c’est un sujet qui peut sembler technique au premier abord mais qui a finalement trait à la poésie, à la question du passeur et du passage, peut-être aussi avec le travail de la cure et enfin, je m’en suis rendu compte récemment, il a beaucoup à voir avec la perte. La perte, l’acceptation, le saisissement même de la perte. J’ai aussi au fil des discussions que j’ai eues avec les uns et les autres bien senti que je n’inventais pas l’eau chaude, que ce sont des questions qui ont travaillé la psychanalyse dans ses liens qui ne m’ont pas attendue avec la poésie et la traduction. Je me demande même encore souvent s’il y a lieu d’une thèse? Je me saisis donc de cette occasion de vous exposer mon cheminement pour y réfléchir avec vous.
Mon entourage m’a proposé de regarder à nouveau le film “Lost in translation”; de Sofia Coppola sorti en 2003 avec Bill Murray et Scarlet Johansen qui raconte l’histoire d’un acteur américain plus vraiment plébiscité, venu tourner à Tokyo une publicité et qui fait la connaissance d’une jeune compatriote qui se sent aussi déracinée que lui. Le titre, dont la version québécoise est “Traduction infidèle”, est lui-même inspiré d’un vers du poète américain Robert Frost “Poetry is what gets lost in translation”. Avec ce vers, la poésie m’apparaissait tout à coup comme matérialisée et devenait source d’interrogations quant aux auteurs étrangers dont j’ai pu lire les poèmes en français traduit et vis-à-vis desquels j’avais pourtant eu un sentiment de poésie. Que signifie donc ce vers? Qu’est-ce qui de la langue première échouera, échouerait à passer? Et que peut-il apporter à ma réflexion? En effet, si on aborde la question de la perte en jouant, en se laissant porter par l’équivoque de ce titre, sa version québécoise, par la beauté de ce vers, quel est alors le statut de la perte dans l’entreprise de traduction? Doit-on s’interdire de traduire au motif que l’on y perd quelque chose? Qu’en est-il de ce qui ne passe pas? On touche à la question philosophique du binôme conceptuel art et technique.
Ce sont ces interrogations-là qui m’ont guidée et je suis encore volontairement dans une étape naïve de mon travail. Je dis naïve parce que j’aborde les choses et le savoir d’une manière un peu différente. Quand je tombe par exemple sur un néologisme dont la traduction m’intrigue, je ne vais pas la chercher, je laisse le mot résonner en moi comme on fait tourner dans sa bouche un bon vin au lieu de l’avaler goulûment. Cela fait deux fois que j’emploie “résonner” et je ne peux m’empêcher de rendre hommage à Ponge pour avoir proposé ce néologisme de *réson ; qui propose du terme une écriture phonétique afin de souligner l’importance qu’ont les sons et le fait que “les choses on les parle pour elles-mêmes, en dehors de leur signification », il préconisait d’ailleurs : “Retournez les mots encore, défigurez le beau langage”. On n’est pas loin de Lacan qui invite à laisser se dérouler le sens pour mieux le couper, une manière pour reprendre Ponge de s’inscrire contre la parole ; ce n’est pas rien comme paradoxe, surtout s’agissant de celle que l’on nomme la “talking cure” ; on touche là une question éthique. Avant de commencer donc, je citerai Francis Ponge dans une conférence à Stuttgart :
“Si j’ai choisi d’écrire ce que j’écris, c’est aussi contre la parole, la parole éloquente, parce que je ne suis pas éloquent. Et donc je ne veux pas essayer de l’être. Et souvent, après une conversation, des paroles, j’ai l’impression de saleté, d’insuffisance, de choses troubles ; même une conversation un peu poussée, allant un peu au fond, avec des gens intelligents. On dit tant de bêtises, on dit des choses sur un tempo qui n’est pas juste, on sort de la question. Ce n’est pas propre. (« La Pratique de la littérature », Stuttgart, 12 juillet 1956, OC, I, p. 671)”
1. Montrer et démontrer / le statut du néologisme lacanien
Je me suis dit que c’est peut-être cela que Lacan a produit avec ces néologismes que la langue française et la virtualité de ses équivoques permettaient ; il a finalement essayé de montrer plutôt que de démontrer. Colette Soler lors de sa venue au département le 14 décembre l’a bien dit : “l’argumentation c’est de la fioriture sur les croyances fantasmatiques et il est raisonnable de ne pas trop croire en la fioriture”.
Ce sera un pan important de mon travail, car jusqu’à ce que Lacan se permette à travers ces néologismes de montrer plutôt que démontrer ; on avait disons bien séparé les choses : la littérature était là pour montrer ce que la psychanalyse démontrait. C’est en tout cas ainsi que Freud avait amené le rapport entre psychanalyse et littérature, pour lui toujours le poète devançait l’analyste, lui frayait la voie. Lacan le rappelle dans un texte que je citerai tout de suite : “« Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle reconnue, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède ». C’est dans “Hommage à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein”, paru dans Autres écrits, que Lacan observe ceci : l’autrice sait sans lui ce qu’il enseigne. Autrement dit, elle a montré ce qu’était la grammaire de Lol, son être au monde et son rapport direct à l’objet petit a. Puis, de nombreux psychanalystes lui ont emboîté le pas tâchant de démontrer, de théoriser ce que le personnage de Lol donnait à saisir. Il en est ainsi également d’Antigone de Sophocle, dont Lacan dit que s’il y a un exemple de la beauté, c’est là qu’on le trouve, dans Antigone emmurée, dans Antigone coincée entre deux mondes. Freud n’a pas fait autrement avec Oedipe. Autrement dit, à cet endroit, Lacan se revendique freudien : l’artiste précède l’analyste et lui fraie la voie.
Et voilà que Lacan, parce que la langue française le permet, parce qu’il ambitionnait d’être “pouâte” pour tâcher de mettre en route quelque chose du discours analytique, se met à proposer dans la psychanalyse, des jeux sonores qui ne se contentent plus de démontrer, mais tout bonnement de montrer. Dans Lacan, lecteur de Joyce, page 224, Colette Soler précise que Lacan fait de ces équivoques un enjeu clinique, elle dit “ces jeux orthographiques ne sont pas des facéties, ils sont faits, non pour démontrer, on n’est plus dans le registre de la logique où Lacan s’est longtemps tenu, mais pour montrer”. Une psychanalyse donc qui côtoie la poésie et ce rapport entre elles deux est bien parti pour tisser tout mon travail de thèse dans ce qu’elle semble soulever d’un enjeu épistémologique ; c’est d’ailleurs intéressant car la leçon du 14.01.70 qui aura fait démarrer toute cette réflexion et dont je vais vous parler ensuite a été sous-titrée dans la version du Seuil du Séminaire XVII de Lacan : “Savoir, moyen de jouissance”.
2. La langue comme espace
On touche alors un deuxième point important qui figurera dans mes travaux : il s’agit de la propriété interne à chaque langue qui rend possible que s’y épanouisse un mode de pensée spécifique. Une discussion préalable avec Anne m’a permis de soulever que Ponge et Lacan parlent du propre, qu’ici je parle de propriété, que je parlerai tout à l’heure de la façon dont Lacan s’est approprié la langue, qu’on parle aussi de nom propre ; je serais ravie que nos amis linguistes nous éclairent sur l’étymologie de ce champ sémantique qui doucement nous saute aux yeux.
Mais revenons pour l’heure, aux propriétés des langues qui ont vu naître la psychanalyse freudienne et lacanienne. Anna Kirchner nous a l’autre fois expliqué que l’allemand avait rendu possible par Freud la théorisation de l’après-coup, parce que sa syntaxe est ainsi faite que le verbe est toujours placé en fin de phrase. Elle m’a d’ailleurs conseillé la lecture d’un ouvrage qui a rejoint ses petits camarades sur ma table de chevet : Le poing dans la bouche de Georges-Arthur Goldschmidt. Il y a aussi Janine Altounian, essayiste et traductrice de Freud qui évoque cette langue allemande dans L’écriture de Freud, traversée traumatique et traduction comme étant, si je l’ai bien comprise, propre à l’élaboration d’une pensée scientifique et donc aux nécessités de Freud à cette période.
Mais qu’en est-il du français pour Lacan? Comment a-t-il accueilli la langue de Freud? En quoi notre langue a-t-elle accueilli la pensée lacanienne, comment en tout cas se l’est-il approprié? Que lui a-t-il dans un premier temps manqué qui l’a conduit à sortir de la langue écrite pour aller vers les mathématiques? Pourquoi finalement a-t-il quitté l’espace logique pour rejoindre un réel à la fois sonore et corporel et pourquoi la poésie du néologisme le lui permettait-il? En quoi notre langue s’est-elle également prêtée à l’oralité des séminaires de Lacan? Pourquoi avoir à ce point investi le réel de la poésie et de la littérature ? En quoi les limites de cette langue qui pourtant est capable de montrer, ont été pour lui un indépassable? Et en quoi cela peut-il nous être utile dans la clinique? Qu’en est-il du texte analysant s’agissant de ces limites intrinsèques à la langue qui démontre, ou même de celle qui montre? Quelles incidences cela peut-il avoir sur la cure?
Cette cure qui représente pour les parlêtres que nous sommes une véritable expérience du trou dans le symbolique, et qui me donne envie d’oser moi aussi un néologisme pour tâcher d’en montrer quelque chose ; il s’agirait de notre qualité d’êtroumains ; qui viendrait peut-être montrer ce qui reste de nous, ce reste de nous qui ne passe pas à la langue, ce corps de nous ; j’en profite d’ailleurs pour remercier Ludovic de son affiche qui laisse apparaître un visuel dont malheureusement j’ignore l’auteur mais qui guide depuis le début mes réflexions et mes associations dans ce travail de recherche qui n’en est qu’à ses balbutiements.
3. Intraduisible ou intraduit? Le politique du verbe.
A cet endroit, j’irai d’ailleurs peut-être rejoindre et interroger Colette Soler qui pose un très joli paradoxe avec Lacan nous rappelant que l’écrit n’est pas à lire, que les lettres ne portent pas le sens mais la jouissance, une invitation au dépassement du temps pour comprendre. Un rappel du réel. Dans Lacan lecteur de Joyce, page 114, elle cite le séminaire XI, Les 4 Concepts fondamentaux : “Ce fut établi bien avant mes trouvailles, puisque après-tout l’écrit comme pas-à-lire c’est Joyce qui l’introduit, je ferais mieux de dire : l’intraduit, car à faire traite du mot, au-delà des langues, il ne se traduit qu’à peine, d’être partout également pas à lire”.
Je retiens pour l’instant deux signifiants : la traite et l’intraduit, j’y ai vu quelque chose du lien toujours à reposer entre psychanalyse et politique, et je vais tâcher de m’en expliquer par l’analyse disons grammaticale du second terme et par une référence musicale pour le premier. Je vous renvoie en 1998, où sort un album de rap qui a fait date : L’Ecole du micro d’argent d’Iam. A cette date j’ai treize ans et je savoure la poésie qu’il contient notamment s’agissant du morceau “Chez le mac”. On y pénètre l’univers d’un proxénète dont les “protégées” ne sont pas des prostituées mais les lettres elles-mêmes ; il fait de la traite de mots. La métaphore est filée tout au long du morceau et je vais vous en partager quelques vers :
“J’ai mis les mots au tapin pour la sensation
Au trottoir les syllabes, prostitué la diction.
Les lettres travaillent pour moi
Le dico est mon territoire, un pays dont je veux être le roi
J’ai traité des phrases comme de vraies dames
Tiré les plus belles pour les mettre en vitrine comme à Amsterdam”
Il y a ici quelque chose du rapport que le discours capitaliste entretient avec le verbe qui devient lui aussi agent de production du capital et de jouissance. On est enjoints de produire du texte, il nous est demandé d’être transparents et de tout communiquer, nos données sont sauvegardées et exploitées, le texte est lu analysé et parlé par d’autres qui le réemploient ; et les échecs de traduction, le ratage du passage est considéré comme un manque de performance, comme un défaut dans la chaîne de production. Or, là où Lacan nous rappelle à l’ordre comme il parle de la traite des mots : gare à l’exploitation du signifiant et au double sens de ce génitif.
Cela nous mène au commentaire du deuxième terme d’intraduit et à l’intérêt que je porte à l’écart qui l’installe vis-à-vis de la notion fil rouge de notre année de séminaire : l’intraduisible. D’ailleurs je me demande si le thème de l’année n’était pas l’intraduisible et le réel… auquel cas, quelque chose me semble venir faire réponse ici : est-ce que l’addition de l’intraduisible et du réel ne donnerait pas naissance à ce concept “d’intraduit”? On ne serait plus là dans quelque chose qui relèverait de l’impossible, comme l’indiquent les affixes dans in-traduis-ible mais comme un procès achevé, un dire que non au tout traduire, ou au tout dire.
En m’interpellant sur la possibilité d’avoir ici employé un barbarisme, Anne m’a permis d’interroger cette tournure du “dire que non” ; pourquoi ne pas simplement “dire non au tout traduire”? Il y avait pour moi une forme de radicalité dans cette tournure que je ne parvenais pas à m’expliquer mais je sentais bien qu’il n’y avait pas là ni barbarie ni barbarisme, j’ai donc opéré quelques recherches et suis tombée sur un article paru dans la revue du Champ lacanien n°18 datant de 2016, écrit par Catherine Millot qui commente un ouvrage de Gorog intitulé : Dire que non, Quelques remarques sur le transfert, paru chez Hermann en 2016. Sans entrer dans les détails pour nous éviter de trop longues digressions, je résumerais ce qu’elle en dit en ces quelques mots : le dire que non, radical, est celui dont s’origine le transfert. Il est issu de la *versagung (dont les amis linguistes nous ont déjà expliqué la valeur du ver-) ; à savoir quelque chose qui ne serait pas de l’ordre d’une frustration que l’analyste opposerait au patient, ni de celui d’une neutralité bienveillante mais bel et bien d’un dire que non, d’un acte donc, qui viendrait indiquer à l’analysant que son dire ne pourra que s’inférer de ses dits, et qu’à >> ça symbolise le mur qui sépare la vérité et le plus-de-jouir dans chacun des quatre discours (nous verrons tout à l’heure que le discours capitaliste lui, s’arrange avec cet impossible), et de ce mur l’analyste doit se porter garant dans le discours analytique, en disant que non. Nous sommes là aussi ramenés aux deux négations : discordantielle et forclusive et celle-ci en représenterait une troisième qui nous intéresse particulièrement s’agissant de mon travail de recherche. Cette versagung habituellement traduite par “frustration” équivaudrait plutôt à un refus, on n’est pas loin du “désir décidé” de Colette Soler, le dire que non est une posture de résistance, de refus. Dans *versagung, nous dit Catherine Millot, il y a *sagen, le dire., ce n’est pas un simple dire non, car le ver- dit la possibilité d’un accomplissement, d’un aller au bout. C’est donc bien un non radical. Lacan dira dans Le Transfert, page 357, que “cette Versagung intraduisible n’est possible que dans le registre du sagen, je veux dire en tant que le sagen n’est pas simplement l’opération de la communication mais le dire, l’émergence comme tel du signifiant, en tant qu’il permet au sujet de se refuser. ». Apprendre à dire que non.
Millot, C., 2016,. Dire que non. Champ lacanien, N° 18(1), 159-165. https://doi.org/10.3917/chla.018.0159.
C’est là que j’aurai également à ouvrir dans ma thèse un questionnement sur la portée politique du non-passage d’une langue à l’autre et qui trouvera résonance aussi bien s’agissant des néologismes de Lacan, que dans le cas du travail de cure où le sujet finit par repartir avec son intraduit sous le bras ; ce qui, d’après mon expérience, est générateur de désir.
J’ai vu dans “intraduisible” une dimension impossible mais qui interviendrait comme avant le réel, butant contre lui ; là où “intraduit” dans sa forme participiale semble laisser apparaître la trace du sujet désirant, en qui quelque chose reste intraduit, demeure. Passant du verbe au substantif, cette demeure n’est-elle pas le gage de sa singularité? de ce qui demeurera imprenable et, partant, le fera désirer? Le procès ici n’est pas suspendu mais terminé. Ca me semble rejoindre la portée subversive de la psychanalyse qui n’enjoint pas le sujet à tout donner, qui ne lui promet pas que son texte sera limpide, compris, accessible. ça me semble aussi en rejoindre la portée politique dans ce qui représenterait une résistance farouche à l’injonction capitaliste du tout dire, du rendre transparent, une résistance à la mise au pas ; chérir l’intraduit.
Le mot, donc, n’est pas à lire. D’ailleurs j’ai fait un lapsus que je vous partage, j’ai d’abord écrit le mot n’est pas à l’ire, je crois que c’est ce que ça fait quand le mot réson. Le mot n’est pas à lire, le mot n’est pas à l’ire ; j’entends cela comme une indication qui me conduira aussi à lalangue telle que Lacan l’a conçue et énoncée. Une langue qui touche au corps, une langue qui nous montre que le mot est un prétexte. Le mot n’est pas à lire et c’est tout ce que nous démontrent les bébés, les enfants, mais aussi la clinique des psychotiques qui ont, eux aussi, aux mots un rapport corporel. Je pense à ce patient en pédopsychiatrie qui m’a dit avoir peur de retourner à l’école parce que les autres “le plantent du doigt”. Que font-ils à cet endroit, est-ce qu’ils montrent ou est-ce qu’ils démontrent?
4. La traduction des néologismes de Lacan en langue espagnole
A la lumière des outils que je viens de déposer sur ce chantier que représente ma thèse et pour tâcher de vous dire un peu comment tout s’est noué pour moi, je reviens maintenant à la partie plus technique, à savoir, la traduction en langue espagnole des néologismes lacaniens.
C’est au cours de mon travail de mémoire de M2 qui portait sur l’articulation sujet-symptôme-lien social dans le discours capitaliste, que je suis tombée sur une conférence donnée par Colette Soler en langue espagnole, à l’Université de Buenos Aires en 2015. Cette conférence issue d’un texte qu’elle avait rédigé en français puis dit en espagnol, s’intitule “Apalabrados por el capitalismo”. J’étais à ce moment-là en Argentine, où j’ai vécu plusieurs années et fondé une famille, et je trouvais intéressant de travailler sur une conférence donnée en espagnol. Je me suis donc attelée à transcrire puis à traduire ce texte qui entrait dans le cadre de ma recherche de M2, et je suis tombée sur un os dont j’ai fait part à Colette Soler et qui nous a donné l’occasion de penser un peu ces enjeux de traduction. Traduction dont elle n’est d’ailleurs elle-même pas satisfaite mais dont on a pu se rendre compte, que les insatisfactions puisque inévitables par la structure même du langage et le refus du texte de passer d’une langue à l’autre, sont en tout cas l’occasion de penser la clinique ; je vais tacher de vous le montrer et d’explorer cet aspect dans mon travail à venir.
L’expression qui avait donné son titre à cette intervention était issue d’un néologisme de Lacan dont je n’avais jamais entendu parler, il s’agit du concept d’apparolage (qui s’écrit avec deux pp pour faire référence à l’appareil de la parole) ; ainsi dans la leçon du 14 janvier 1970 de son séminaire L’Envers de la psychanalyse, il écrit : Ça a peu affaire avec sa parole, ça a affaire avec la structure, laquelle s’appareille du fait que l’être humain… qu’on appelle ainsi sans doute parce qu’il n’est que l’humus du langage …n’a qu’à s’apparoler à cet appareil-là”
Avant d’expliquer ce que j’en ai attrapé, je précise que dans cette leçon du 14.01.1970, se trouvent nouées une tentative d’articuler la structure du discours analytique, la construction de ce néologisme d’apparolage et des considérations sur la traduction. Il y est même fait mention, dans le passage où Lacan reprend l’élaboration du concept de répétition par Freud en 1920 dans l’Au-delà du principe de plaisir, de Kierkegaard dont le texte aussi a subi des secousses traductives : s’agissait-il de répétition (avec son affinité étymologique à la *petitio, notion de demande) ou s’agissait-il de reprise? Autant dire que cette leçon recèle tous les termes qui articulent ma thèse, elle n’est hélas pas la plus accessible, il y a donc déjà en soi un gros travail de défrichage et de déchiffrage à opérer. Lacan y dit en tout cas, que ce qui est au centre de tout, c’est l’objet petit a ; c’est d’ailleurs par cette lettre que commence notre fameux néologisme.
Nous avons donc un néologisme qui fait coalescence entre appareil et parole pour dire par un effet de paronomase, si j’ai bien compris, comment jouissance et parole s’entremêlent et nous relient de manière inextricable au discours. Là où ça avait fait écho avec mon sujet de M2, c’est que je m’étais posé la question suivante : si le sujet a à s’apparoler à un discours, et si le discours capitaliste fait tourner à vide la machine et épuise le désir en exploitant le manque à être du sujet, est-il tout de même possible d’y envisager un “apparolage” ou alors, si ce discours n’en est pas un au ce sens où il ne fait pas lien social, doit-on parler de discours ou de palabres? C’était pour moi l’occasion d’aller attraper quelque chose du terme espagnol “apalabrar” pour problématiser ma réflexion. C’est précisément sur cette question que la traduction est venue faire écho et désir.
L’espagnol n’est pas passé par le néologisme pour rendre compte de ce concept lacanien, ils ont choisi d’utiliser une locution verbale existante dans la langue : apalabrar qui pourrait se traduire par convenir, ou décider verbalement.
Ainsi dans le cas de ce néologisme, s’apparoler à l’appareil laisse le sujet seul et décidant de s’apparoler ou pas, en fonction de comment sa jouissance le pousse et le structure. L’espagnol quant à lui vient engager la bejahung freudienne, dans ce qui a tous les atours d’un pacte langagier, d’un engagement reposant sur le verbe seul et qui vient faire contre-écho à la tendance capitalisto-scientifique de tout légiférer. L’espagnol lui dit que le sujet se apalabra al discurso, mais qu’il est apparolé par le discours capitaliste. Attrapé, pris. On voit bien ici la difficulté du dire que non.
Ce qui m’a interpellée, c’est que Lacan a joué sur le a mais qu’en y mettant deux -pp le a- lui-même est pris dans l’appareil de la jouissance. C’est comme ça que je comprends, que pour Lacan, le néologisme dépasse sa simple capacité à démontrer pour montrer, on pourrait presque dire que ça figure.
C’est donc ce travail, et ce néologisme qui ont nourri un désir de poursuivre mes recherches et de les étendre à d’autres formations poétiques de Lacan et leur passage à cette langue espagnole vis-à-vis de laquelle j’ai un rapport très charnel. C’est une langue que je parle depuis le collège, elle était celle de mon tout premier petit ami et de sa famille, je l’ai apprise très vite par amour, puis je l’ai étudiée en classe préparatoire et à l’université avant d’aller vivre en Argentine plusieurs années et de nourrir ensuite le désir de faire de cette langue un outil de travail. C’est une langue qui dit quelque chose à ma place, et pouvoir ainsi aller explorer ce que le néologisme en tant que formation poétique effectue comme voyage lorsqu’il quitte sa langue pour aller vers une autre, résonne pour moi avec ce que dit Lacan du sujet en fin de cure : il est un poème.
Je vais donc aller explorer le voyage qu’auront fait certains néologismes, mais je ne sais pas encore comment je vais les choisir, ni même comment je vais m’y prendre. Un petit ouvrage que je me suis procuré en recense 789, mais mon co-directeur de thèse en Argentine m’a dit qu’il était incomplet et que certaines définitions ne lui paraissaient pas satisfaisantes. J’ai pendant un temps imaginé proposer un recensement de ces 789 traductions… vous voyez bien pourquoi je m’intéresse à la question de la perte. Cela sera probablement plus clair lorsque ma problématique affleurera ; ceci étant dit, j’ai bien l’impression que je pourrais avoir maille à partir avec le dire que non, l’intraduit et la perte. Je remercie d’ailleurs Anne de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer aujourd’hui car écrire ces quelques lignes et me saisir de l’espace d’échange qui va s’ouvrir tout de suite sera je l’espère l’occasion pour moi d’y voir plus clair grâce à vos retours. J’en profite pour inviter ceux qui le souhaitent à m’écrire si d’aventure ils ne prenaient pas la parole aujourd’hui, ou si d’autres réflexions venaient dans l’après-coup.
Bref, étrange coïncidence je le disais, dans cette même leçon Lacan parle de “traduction” à deux reprises et pour deux phénomènes fort différents. Il dira : “En ceci se traduit, se boucle et se motive, ce qu’il en est de l’incidence du signifiant dans la destinée de l’être parlant.” Puis, plus loin, pour aborder le passage de son “oeuvre” au discours universitaire, il précise que la forme ne peut que mal s’y prêter, et que lorsque ses propos passent au DU, il ne peut y avoir qu’”éventuellement traduction de ce que j’énonce, et de ce que j’ai, à proprement parler, dit” (ce proprement me rappelle celui de Ponge qui dit que parler n’est pas propre). Ainsi, puisque le langage est la récompense (ou le châtiment me souffle Anne) de celui qui accepte la castration, passer d’un discours à l’autre et a fortiori d’une langue à l’autre, implique forcément une perte, reste à aller se frotter à son statut.
5. La question de la perte dans le passage d’une langue à l’autre
Nous l’avons vu tout à l’heure, la perte ouvre la possibilité d’échanger. Quand Colette Soler a buté sur la traduction d’apparoler, quand je lui ai fait part de mes réserves sur la préposition qu’employaient les espagnols mais dont je vous épargne les aspects techniques, j’ai constaté que la perte importait assez peu, enfin qu’elle n’était pas, d’un point de vue quantifiable, un dommage. Elle a en effet généré le désir d’échanger, elle a originé un lien social, une nécessité d’aller vers l’autre. Une place au doute.
Quelles seraient les incidences de cette perte s’agissant du passage d’un texte poétique? Sur ce point précis, j’irai étudier ce qu’en dit Elias Sanbar qui au-delà du fait qu’il a été ambassadeur et délégué de la Palestine auprès de l’Uneso, est aussi le traducteur du poète palestinien Mahmoud Darwich. Il a traduit ses poèmes pendant 26 ans et s’est plus d’une fois confronté au non-passage du texte d’une langue à l’autre. Dans un entretien qu’il a donné sur France Culture, il dira que malgré une syntaxe parfaite, malgré l’existence pour certains textes de synonymes adaptés, malgré aussi son érudition et sa connaissance de l’univers métaphorique du poète, malgré le fait qu’il en partageait la culture (c’est là un point sur lequel j’aurai aussi à m’arrêter) ; certains textes refusaient tout bonnement ce passage. Qu’en dire?
Et, pour revenir à notre sujet, si ce même refus de passage s’applique aux néologismes de Lacan qui sont des figures poétiques, comment alors les cliniciens hispanophones font-ils sans? J’aurai recours à l’aide de nos amis linguistes pour être introduite aux enjeux de traductologie et de classification de tous ces termes. Pour tenter de répondre à cette question je devrai également voir ce que ces néologismes nous apportent à nous francophones, et ce qu’ils nous permettent dans la clinique. Il y a d’ailleurs de nombreux amis doctorants non-francophones de langue maternelle, je serais très curieuse de savoir comment ces néologismes résonnent en eux, ce qu’ils ont créé comme espace en eux ; vous ont-ils adoubés? vous êtes-vous sentis autorisés vous aussi à vous faire poètes? le texte de vos patients n’étant pas dit dans votre langue maternelle, cela vous a-t-il aidés à vous sentir poètes en les écoutant ?
A cet égard, et pour terminer en convoquant un exemple concret de l’écoute poétique et de son lien au malentendu, je suis allée du côté de Tosquelles dans un article publié dans le Coq Héron, n°146 en mai 1997, intitulé “l’origine des idées de Francesq Tosquelles”. Il n’était pas compris de tous, ne les comprenait pas tous non plus, son analyste d’ailleurs ne maîtrisait pas la langue dans laquelle lui s’exprimait, exception faite de sa ponctuation par des “merde” et des “me cago en Deu”… il dit : “Mais pendant que le patient déconne, qu’est -ce que je fais ? Dans le silence ou en intervenant, mais surtout dans le silence: je déconne à mon tour. Il me dit des mots, des phrases. J’écoute les inflexions, les articulations, où il met l’accent, où il laisse tomber l’accent … comme dans la poésie.” ; il élabore toute une théorie de la nécessaire étrangeté de l’analyste, une manière pour lui de contraindre l’analysant à devenir actif à l’égard de l’analyste. Le mal-parler et le mal-comprendre seraient ainsi producteurs d’effets.
Je pense en écrivant ces lignes au poème de Henri Michaux, “Le grand combat”, je ne peux pas résister à l’envie de conclure en vous en partageant la lecture :
‘’Le Grand Combat’’ / (1927)
«Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain.
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.»