« C’est donc en écoutant non seulement ce qui est dit mais aussi et surtout ce qui glisse dans l’entre-deux, ce qui achoppe, que nous rencontrons l’intraitable, soit une part qui ne se laisse pas soigner, guérir, consoler ou réparer. Elle est intraitable dans la mesure où elle échappe à la possibilité de la mettre en forme, en représentation. Pourtant nous passons notre temps à vouloir « traiter l’intraitable », et cela peut donner lieu à des enjeux passionnés. »
Pisani Christian, « Faire avec l’intraitable », in Avec et sans Jean-Daniel Causse. Crise et événement au regard de l’inconscient. Editions des rues et des bois.
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Parce que forcément ça bouge. Parce que le Master, le D.U., les séminaires, les lectures et la cure, ça bouge, j’ai envie de proposer un commentaire personnel à cette réflexion de Christian Pisani. Non pas une réponse universitaire, non pas la réponse la plus complète, mais la mienne. Si l’on tente d’y faire avec son symptôme, s’il y a de l’intraitable, en ce qui me concerne il se pourrait bien que ça ait quelque chose à voir avec le rapport au savoir. L’amour du savoir, certes, la gratitude face à la transmission, certes, le lien social permis par les signifiants de l’université certes, mais aussi l’esseulement face à la page, la boulimie de livres, la noirceur de la butée, le refus du qui-boite, la jouissance du nombre de caractères et le fantasme de produire l’écrit qui ferait la différence. C’est depuis ce lieu-ci que j’ai envie de traiter la question de l’intraitable, saisie comme un comment faire quand peu ou prou on sait ce qu’il y a et qu’on ne peut rien en dire de plus ? Même le « faire » ici est en trop. Comment manier alors cet intraitable ? Est-il un moment de la cure ? Un espace ? Un invariant ? De quoi est-il constitué ? Comment sait-on que c’est ça ? Si la question nous invite à nous placer du côté de l’analyste, n’oublions pas que l’analyste est aussi analysant. S’il cesse de l’être c’est qu’il se prend pour ce qu’il est…
Nous aurons donc l’occasion de faire des sauts de puce de l’un à l’autre afin de comprendre par quoi sont liées la question du trauma, la clinique psychanalytique et l’exigence éthique. Quelle peut être la position de l’analyste face à la question du traitement de l’intraitable ? Une formule oxymorique qui nous amène à nouveau à accepter l’équivocité du signifiant et la poésie de la formule. Traiter l’intraitable, a commencé par nous renvoyer à ces petits bonhommes des jeux vidéos qui butent contre le mur d’une impasse, et s’y cognent, et s’y cognent et s’y cognent. C’est effectivement une possibilité que de se cogner encore et encore, mais Colette Soler nous dit que même si notre maison est faite de beaucoup de poutres, on s’y cogne quand même moins quand on en a les plans… Le sachant, qu’en faire lorsqu’on écoute un patient qui se cogne ? Lui est-il possible de céder comme le petit personnage de jeu vidéo qui, par une précieuse combinaison des boutons sur la manette parviendrait à se détourner du mur contre lequel il n’avait cesse de se cogner ? C’est là quelque chose de subtil, la preuve : on est passé par une métaphore du plan de la maison, et par une autre impliquant la technique et la manette, c’est bien la preuve que les mots manquent pour développer, peut-être même échouent-ils à le faire. Surtout les mots.
Mais comment faire si on n’a qu’eux ? C’est bien de cela dont il s’agira dans un premier temps, nous irons du côté du trauma essayer d’attraper quelque chose ce concept qui a tant bougé depuis la naissance de la psychanalyse et vis-à-vis duquel le positionnement est éminemment éthique. Cela nous conduira dans un deuxième temps à la poésie lacanienne, toute dénuée pourtant d’esthétisation mais tellement à vif, mathématique, qu’elle laissera apparaître quelque chose de cette « condition humaine » qu’est le malentendu et qui nous permettra peut-être de saisir quelque chose de cet impossible à en dire plus en passant notamment par l’art. Enfin, et alors que nous parlons de talking cure nous tacherons de cerner la portée de cette jouissance qui lie le savoir au fantasme et entrerons alors dans ce que l’exigence éthique peut, peut-être, face au traitement de l’intraitable.
I Comment ça, troumatisme ?
Nous ne pourrons pas faire l’économie d’un retour sur la notion de trauma en psychanalyse car il n’est pas certain que nous parlions tous de la même chose en employant ce terme. En effectuant nos recherches pour tenter de clarifier les choses, il nous est apparu qu’il y avait comme une scission qui nous semble éclairer la différence entre psychologie et psychanalyse, ou pour employer des termes moins clivants, entre ceux qui s’en sont tenus à Freud pour expliquer le trauma et ceux qui se sont orientés de Lacan, voire se sont risqués à aller jusqu’à ses derniers enseignements. Opérer une analyse exhaustive de cette conception relèverait d’un travail extrêmement long, espérons que nous sera pardonnée cette tentative d’en faire une synthèse qui forcément confinera par moments au schématique, mais qui nous a paru indispensable à notre propre compréhension du sujet. En effet, si les temps freudiens du trauma se centrent sur l’effraction réelle ou fantasmée d’un sexuel ingérable, puis détrôneront le sexuel au profit de la charge libidinale (permettant à l’occasion de mieux définir le sexuel)- ; Lacan lui s’éloignera du sexuel pour aller vers une clinique du symbolique d’abord, du réel ensuite, et du corps enfin.
• Le trauma des premières heures et les hystériques
C’est tout d’abord Charcot qui sort le *trauma1 du champ chirurgical et purement médical en invoquant le fait que les symptômes des hystériques seraient liés à un choc traumatique provoquant une dissociation de la conscience. Une charge en excès donc, dont on pense pouvoir libérer le sujet. C’est la technique de l’abréaction, abandonnée dès les premières heures par la psychanalyse freudienne, et qui pose que revivre l’affect dans l’après-coup en permet la décharge. C’est sur cette conception que repose la technique de l’EMDR par exemple.
D’ailleurs, mais nous y reviendrons dans la partie consacrée à l’éthique, il ne nous apparaît qu’aujourd’hui à quel point la question du trauma permet d’expliquer les clivages internes à ce que serait la psychothérapeutique. La vision que le « psy » a du trauma déterminera forcément son acte. D’où la nécessité ici d’en expliquer l’évolution pour peut-être tenter un positionnement.
• La théorie de la séduction, la neurotica et son dépassement
Le trauma sera par la suite, et durant un temps assez long considéré comme fonctionnant en deux temps : une effraction réelle ou fantasmée2 du sexuel chez l’enfant qui n’en a pas encore les coordonnées symboliques et qui, dans un deuxième temps, sous le coup d’un autre événement d’apparence anodine autour de la puberté, sera réactivé. C’est à cette occasion que sera attribuée dans le psychisme toute sa charge sexuelle à l’événement initial, et c’est dans l’après-coup que la première scène devient traumatique. Cette conception nous semble présenter tout son intérêt clinique à l’heure où Lacan en proposera une lecture, en effet cela permet en écoutant le patient de comprendre comment le sexuel a fait irruption dans sa vie et d’un point de vue éthique, cela a représenté pour nous l’une des premières preuves de l’existence et de la « consistance » de l’inconscient. L’impact traumatique peut tout à fait avoir des origines internes, c’est-à-dire que le sujet n’est ni menteur, ni fabulateur, mais tout peut avoir été originé par son fantasme, c’est là aussi qu’apparait toute la force de la pulsion… c’est là, enfin, que se détricote la notion de vérité : que l’événement ait réellement eu lieu ou non n’en présage ni l’importance ni l’effet et cela donnera à la psychanalyse un positionnement tout particulier vis-à-vis de la psychologie et de ladite expertise psychiatrique s’agissant par exemple des victimes de violences sexuelles qui doivent attester de la véracité des événements en en retraçant avec précision la chronologie, les détails, et les conséquences.
Or, pour la psychanalyse, et c’est ce qui en fait toute l’éthique, c’est la réalité psychique qui tient lieu de vérité pour le sujet. Ainsi , Freud écrira : « Ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c’est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n’est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c’est la réalité psychique qui joue le rôle dominant3 ».Ainsi, il ne s’agit pas de démontrer à quel point la psychanalyse se contredit, ou de choisir entre les cinq temps que nous exposons lequel nous semble être le « vrai ».
Il s’agit de comprendre comment la clinique et les butées de la praxis ont rendu indispensable l’évolution théorique des concepts qu’elles manipulent. De ce deuxième temps nous choisissons pour l’instant de garder les conséquences éthiques au regard de la vérité qui est du sujet et de lui seul.
• L’excitation et la pulsion au premier chef du trauma, vers la seconde topique
Ensuite, et c’est le troisième Freud, les névroses de guerre vont amener Freud à accorder au sexuel une place qui ne sera plus exclusive. En effet, s’agissant de ces traumatisés et de leur vécu, il apparaîtra que c’est bien davantage l’excitation et la pulsion qui sont à l’origine du trauma. Le sujet se trouve dépassé par une quantité d’excitation à laquelle il ne peut pas faire face et qui fait retour. Cette pulsion n’est liable à rien, elle a fait et continue de faire effraction. C’est la compulsion de répétition et la pulsion de mort que Freud a observées chez ses patients puis théorisées en 1920. Le réitération du trauma et sa persistance ont trait à une forme de jouissance inabandonnable pour le sujet, comme s’il échappait au temps lui-même.
Ici, nous touchons du doigt un premier lien entre trauma et intraitable et saisissons la vivacité du débat lié à la question du traumatisme : son origine est-elle réelle ou fantasmée ? Est-ce l’événement ou l’idée de l’événement qui fait effraction ? L’effet traumatique est-il immédiat ou dans l’après-coup ? Comment traiter quelque chose qui échappe au temps ? Peut-on sepasser de ces coordonnées dans la pratique ? Plusieurs réponses ne peuvent-elles pas coexister ? Sommes-nous mis en demeure de trancher ? Parce que nous touchons un premier point de butée, nous proposons un petit détour par la littérature.
« Un jour on m’a dit que tenir un journal pourrait me faire du bien. Quelque chose comme mettre la douleur par écrit. Alors je m’en suis acheté un et je l’ai rempli en une journée. Un peu plus tard, j’ai regardé ce que j’y avais tracé. Rien que des petites lignes, des dents de scie et des sinuosités. Pas un seul mot. Et pourtant, tout n’y était-il pas dit ? De la même façon que tout était dit dans leurs sourires ? Toute cette noirceur, toute cette douleur, entassée, portée par les ondulations. »4
Ce roman de Tiffany Mac Daniel raconte l’histoire d’un homme qui ne se remettra jamais de sa rencontre avec le diable. Il a 13 ans en 1984 mais raconte son histoire alors qu’il a plus de 70 ans. Nous nous situons en tant que lecteur dans un futur pas si lointain de notre époque. Nous sommes dans le Sud des Etats-Unis autour de 2040 donc, et il fait une chaleur infernale, les bêtes meurent, les mouches envahissent les villes, il n’y a plus d’eau nulle part ou presque. Cet homme malgré des conditions climatiques apocalyptiques choisit d’aller vivre dans le désert, au milieu d’un parc de mobile-homes ; il ne peut plus être dans le monde parmi les hommes, il ne peut plus rien en dire, il dira d’ailleurs qu’il n’est « plus un homme » ; il s’essaie à écrire mais voit bien que ça non plus ça ne permet pas le Dire. Ça aide, ça soulage, mais une fois que l’on a fini d’écrire il n’y a que des signes, il dira même des « sinuosités ».
Nous sommes passé par cette référence parce qu’elle nous parle depuis un ailleurs, un hors- psychanalyse, depuis un pur senti qui fait presque preuve. Seulement étant donné le champ depuis lequel nous parlons, qui est à la fois celui de la psychanalyse et celui du discours universitaire, le presque preuve ne suffit pas à se prévaloir des accusations qui lui sont adressées d’être hors-champ, en dehors des réalités du monde. Pourtant, les voici dites les réalités par ce narrateur qui a vu le diable et ne s’en est pas remis. Le pire, le plus réel diraient les psychanalystes, c’est que le diable était un enfant. Et qu’il était inoffensif. La confusion est extrême et a conduit cet homme à s’isoler des hommes. Le traumatisme est ici illustré par l’art, encore une fois. Le père du jeune narrateur est procureur, passionné de justice et envoie au diable lui-même, par l’intermédiaire du journal local, une invitation à se présenter dans leur bourgade tant il est prêt à en découdre par la Loi. Seulement, c’est un enfant noir, sale, seul, à la recherche d’un pot de crème glacée, qui se présente. Nous comprenons que s’il ne s’était pas nommé comme « le diable », la rencontre avec cet enfant aurait été une parmi d’autres. Et nous faisons le rapprochement à la fois avec la théorie freudienne de l’événement traumatique comme ayant lieu en deux fois, et avec la théorie lacanienne que nous allons tenter d’exposer.
II La discordance de toute façon, l’intraitable malentendu
Parce que nous devons emprunter des chemins de traverse pour éviter à ce travail de se transformer en une revue de la littérature, nous dévoilerons directement ce qui aura été la source de notre réflexion autour de l’évolution lacanienne de la conception du traumatisme, et de son lien avec ce qu’on nomme l’intraitable. Nous sommes restés avec Freud sur l’idée que le traumatisme est en deux temps, que la vérité est du sujet et que le dit n’est pas le Dire. Nous allons maintenant faire un saut dans le temps et nous trouver face à ce qu’on a appelé « le dernier Lacan ».
« Ce séminaire, je le tiens moins qu’il ne me tient. Est-ce par l’habitude qu’il me tient ? Sûrement pas, puisque c’est par le malentendu. Et il n’est pas prêt de finir, précisément parce que je ne m’y habitue pas, à ce malentendu. Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. C’est ce qui s’appelle le séminaire perpétuel. Je ne dis pas que le verbe soit créateur. je dis tout autre chose parce que ma pratique le comporte : je dis que le verbe est inconscient – soit malentendu. Si vous croyez que tout puisse s’en révéler, eh bien, vous vous mettez dedans tout ne peut pas. Cela veut dire qu’une part ne s’en révélera jamais. C’est précisément ce dont la religion se targue. Et c’est ce qui donne son rempart à la Révélation dont elle se prévaut pour l’exploiter. Quant à la psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu. Avec, au terme, une révélation qui est de fantasme. C’est ce que vous a refilé Freud. Quel filon, il faut le dire. Tous autant que vous êtes, qu’êtes-vous d’autre que des malentendus ? Le nommé Otto Rank en a approché en parlant du traumatisme de la naissance. De traumatisme, il n’y en a pas d’autre : l’homme naît malentendu5 ».
Les premières phrases de ce propos nous semblent permettre l’analogie avec la cure, c’est parce que le sujet ne s’habitue pas à ce malentendu qu’il reste en cure, et parlêtre encore et encore… il est dans une cure perpétuelle. Pour en arriver à cette conception, Lacan aussi s’est appuyé sur la clinique et il a constaté que ses premières conceptions du trauma ne tenaient pas toujours. En effet il a commencé par considérer que l’instance symbolique primait sur l’imaginaire. Dans le Séminaire XI6, il fera du traumatisme une tuchê à savoir une rencontre imprévue et inassimilable par le symbolique.
A cette période de son enseignement, il interroge le monde à la lumière de l’Oedipe comme construction qui agence (ou pas) l’inscription dans le sujet du Nom-du-père, signifiant de la Loi détenu par l’Autre du langage. C’est à l’aune de cette vision comprise selon nous de travers qu’une partie de la communauté psychanalytique continue de « traiter » le trauma et ses effets sur le symptôme, dans un lien de causalité extérieure, qui donne au père et à sa fonction symbolique le pouvoir de faire le symptôme du fils. Or, tout n’est jamais que du Dire et voir les choses autrement revient à penser qu’il pourrait y avoir objectivement, scientifiquement trauma en dehors donc de toute participation du sujet. Pourtant, c’est déjà faire défaut à Freud dans sa théorie de l’après-coup d’une part, de « fiction du vrai » d’autre part. Par ailleurs, le premier Lacan lui-même faisait de la tuchê un événement symbolique, autrement dit baigné des signifiants dans lesquels le sujet lui-même est pris, donc forcément déjà singulier. C’est du ressort des services sociaux de déterminer les conditions objectives et effectives du mal-être du sujet, et du ressort de la psychologie de s’échiner à les théoriser pour les universaliser. La psychanalyse elle se situe ailleurs. Pas là.
Le changement de braquet est repérable dans Le Sinthome en 1980, et nous amène du malêtre au malentendu. A partir de là, Lacan interrogera le monde à partir de la catégorie du réel. Ainsi, celui qu’on nommera l’autre Lacan, c’est celui de la pulsion, de l’objet, du fantasme et de la jouissance et qui dira : « De traumatisme il n’y en pas d’autre, l’homme naît malentendu ». Ici Lacan opère un dépassement radical du traumatisme individuel qu’il soit fictif ou non, et nous rassemble tous, en tant que parlêtres, dans un traumatisme initial, partagé et qui est celui d’être nés malentendus. Le terme devenant ainsi un attribut du sujet. Nous employons ce terme d’attribut du sujet à dessein. En grammaire, l’attribut du sujet ne peut pas être supprimé contrairement à tout ce qui relève de l’enrichissement nominal à savoir le complément du nom, la proposition subordonnée relative et l’adjectif épithète. Cela nous semble renforcer, par la valeur grammaticale inhérente à l’attribut du sujet, la condition non- supprimable de « malentendu » pour tout parlêtre. C’est pour cette raison que nous avons nommé « Comment ça, troumatisme ? » la première partie de notre réflexion et c’est pour cette raison que nous n’avons pas répondu à la question posée. Ce parti-pris illustre le fait que nous entrons en cure sans savoir ce que nous recherchons, et que ce qui fait mal et qui se répète, se situe selon le dernier Lacan au-delà du, ou même des traumatismes. Donc les temps antérieurs à cette conception ne sont pas nuls ou annulés, mais deviennent secondaires par rapport à ce primat originaire du malentendu pour tous.
C’est ainsi que nous comprenons la première phase de la citation placée en exergue de cette deuxième partie. « Ce séminaire, je le tiens moins qu’il ne me tient ». C’est exactement pareil s’agissant de la cure où je crois aller pour dire quelque chose, alors que c’est quelque chose qui est dit par le biais de moi que je crois être « je ». Il y a quelque chose qui me gêne et que je m’échine à cerner, une piqûre de moustique-tigre qui, plus je la gratte plus elle me gratte, et qui s’infecte, et qui fait croûte. On doit à Lacan de ne pas s’extraire de cette réalité qui nous fait homme : « Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. C’est ce qui s’appelle le séminaire perpétuel. Je ne dis pas que le verbe soit créateur. je dis tout autre chose parce que ma pratique le comporte : je dis que le verbe est inconscient – soit malentendu. Si vous croyez que tout puisse s’en révéler, eh bien, vous vous mettez dedans tout ne peut pas. Cela veut dire qu’une part ne s’en révélera jamais. »
Le réel est intraitable c’est comme cela que nous comprenons que le verbe n’est pas créateur, c’est son effet sur le corps qui fait trace. Tout comme l’angoisse, seul affect qui ne ment pas selon Lacan. Dans ce premier sens d’intraitable, pourrait s’être glissée l’idée d’un réel qui ne fait pas de cadeau. Il n’y a aucune discussion possible avec lui qui se passe de mots. Etant hors-discours il devient en toute logique intraitable, peut-on traiter avec autre chose que des mots ?
Dans ce cas-là, traiter l’intraitable, relèverait d’une volonté de refuser l’impossible quitte à passer sa vie à se sentir impuissant. Ce qui a d’ailleurs quelque chose d’assez rentable à l’heure actuelle ! Se sentir impuissant et recourir au marché pour trouver non pas une, mais la réponse. Celle qui enfin nous permettra d’imaginer une piqûre de moustique qui ne gratterait plus. C’est ainsi que nous comprenons la proposition de Lacan de parler non pas de traumatisme, mais de troumatisme, ce autour de quoi on ne pourra faire que tourner jusqu’à admettre « qu’une part ne s’en révélera jamais ». Pour Lacan le troumatisme c’est le trou dans le symbolique, c’est l’absence de savoir sur la jouissance sexuelle. Ce contre quoi on ne peut rien et au sujet de quoi, justement on ne peut rien dire. Mais quel est exactement ce réel qui fait trou, quel est ce troumatisme qui constitue le propre de notre condition humaine ? D’où vient ce malentendu qui nous poursuit et que nous nous fatiguons, à l’instar de Lacan, à tenter de dissoudre ? Avant d’imaginer de pouvoir ou non le traiter, avant de comprendre pourquoi nous ne le pouvons pas, il s’agit de le cerner. Lacan nous dira de ce réel qu’il est celui du non rapport-sexuel. Celui contre lequel on ne pourra que buter puisque :
Entre l’homme et l’amour, il y a la femme.
Entre l’homme et la femme, il y a un monde.
Entre l’homme et le monde, il y a un mur.
Ce mur c’est celui du langage, mur en bas duquel nous sommes irrémédiablement seul ; même si à nos côtés, au pied du mur, se postera éventuellement un analysant en position d’analyste, nous y reviendrons. Ce mur c’est celui qui rend impossible de rejoindre l’autre. Ainsi, en espérant que les chemins de traverse ne seront pas des raccourcis trop buissonniers, le malentendu nous le situons dans ce que Damourette et Pichon7 ont nommé la discordance. Lacan s’en est emparé, l’a légèrement déplacée pour atteindre encore une fois grâce à la grammaire, ce qu’il a appelé l’énigme, et qu’il a symbolisée ainsi : Ee. C’est une manière de rendre lisible l’idée sujet de l’énonciation ne rejoint pas le sujet de l’énoncé. Autrement dit, « je » ne parle pas puisque « je » suis parlé. D’ailleurs, cela nous renvoie à la clinique de certains petits patients autistes qui semblent nous dire : à quoi bon parler puisque je suis toujours déjà parlé de toute façon ? Mon dire ne passera pas par mes dits, je ne vais pas tomber dans le panneau. Comme une conscience accrue du fait que « je » ne parle jamais vraiment. C’est ainsi que nous comprenons la phrase de Lacan : « il faut décrotter le sujet du subjectif»8.

RenéMagritte, Le Faux Miroir, 1928.
Si nous ne sommes jamais que parlés, il nous semble que nous ne pouvons voir qu’à ce qui constitue la singularité de notre regard. L’oeil est l’organe, mais c’est notre regard qui nous propose ce que nous voyons, ce sont les signifiants qui affublent d’un sens ce que l’on voit. Ainsi, ce faux-miroir de Magritte nous met sur cette piste de la discordance entre le sujet et la subjectivité. L’art l’a saisie, perçue et il a la chance de ne devoir user de mots pour le dire. Le monde est là, mais du fait de notre condition d’être parlant, nous ne pourrons jamais que le voir. Sauf… sauf quand le réel se manifeste.
Ainsi, nous progressons dans notre compréhension qu’il n’y a de sujet que de l’inconscient (Ee) : quand l’un y est, l’autre ne peut y être. C’est cela le manque à être, « a » n’est pas représentable même si Dali semble s’en être approché et Edi Dubien aussi dans ses dessins et aquarelles9, notamment dans son œuvre Incarnations 210. Cet artiste plasticien découvert lors d’un séminaire dans le cadre des Formations Cliniques du champ lacanien sur le thème Enfance et violences11 ouvre la voie à ce que le trauma initial qui ne laisse pas de place aux mots peut permettre de Dire par l’art. Son œuvre bouleversante est celle d’un « gamin de 60 ans » qui a été violenté et humilié alors qu’il était enfant, qui a choisi de changer d’identité sexuelle, et qui s’est fait un nom à partir de son patronyme : Edi Dubien. Il est passé par la psychanalyse pendant plusieurs années puis s’est mis à créer par les arts plastiques après avoir tenté depuis l’enfance d’écrire des poèmes mais dont il sentait qu’ils avaient quand même toujours vocation à réparer sa mère… Ainsi, et si nous sommes fondamentalement sans les mots, allons voir du côté de son art.

Edi DUBIEN, INCARNATIONS 2, 2023
Cela reste ma lecture, mais le réel se manifeste ici. Dans ce regard sans pupille, dans cet objet invisible mais bien là, et que l’artiste a choisi de faire figurer entre ses mains, qui peut se fondre, disparaître du palpable, mais qui est toujours là.
Ces œuvres nous semblent bien qu’elle soit non clinique constituer la preuve de l’existence et de la nécessité du malentendu. Comment par les mots aurait-il pu en témoigner ? Comment son art témoigne-t-il du fait que la psychanalyse traite avec le malentendu mais ne le traite pas ? Ne l’éradique pas ?
III La cure analytique n’est pas un traitement
Il ne reste à la psychanalyse qu’à exploiter le malentendu, non pas au sens capitaliste du terme mais au sens de ressource, de minerai ; on parle de cure et non pas de traitement parce que c’est via l’exercice répété de la parole que quelque chose se trouvera évidé. Et ce quelque chose pourrait bien être le fantasme de savoir quelque chose de ce malentendu, ou mieux le fantasme de le lever… Or la cure est là non pas pour repérer le moment où nous avons été traumatisés, comme s’il y avait eu un « avant » où tout aurait pu aller parfaitement bien, mais pour observer que ça achoppe à chaque fois, en faire quelque chose et apprendre à faire avec.Ça fait beaucoup de « faire », et on aurait vite fait de croire que ce temps de la cure pourrait être perceptible, palpable et qu’on en sortirait avec une notice pour aller bien… il n’en est rien.
En miroir du traumatisme de la rencontre comme tuchè, où le sujet se trouvant envahi d’une jouissance qu’il ne peut condenser dans l’objet « a » est désemparé ; c’est la construction du fantasme qui intervient dans sa fixité, il est comme nécessaire, et là où la rencontre du réel est quelque chose qui effracte car ne cessant pas de ne pas s’écrire, le fantasme lui, ne cesse pas de s’écrire, et ça nous pose un peu. Ce fantasme dans le cabinet se manifeste comme l’acharnement à vouloir savoir, comme dit Lacan se fatiguer à tenter de dissoudre le malentendu. C’est un rempart le fantasme, mais le problème du rempart, c’est qu’il protège d’une attaque qui n’est qu’hypothétique ! Il a donc tout à la fois son intérêt et ses limites. C’est en son nom que le névrosé s’acharnera à chercher ce qui a fait trace, à trouver ce qui aurait pu lui éviter de sentir si mal dans sa peau. Et, l’inconscient n’acceptant pas la contradiction -pour paraphraser Freud-, on a vite fait de se convaincre qu’il aurait pu en être autrement.
A ce propos, poursuivons la discussion des mots de Lacan dans le séminaire du 10.06.1980. Après avoir affirmé que nous ne pouvons qu’être malentendus et que croire qu’il y a eu un avant serait se leurrer, ce à quoi la psychanalyse ne prétend pas, il dit : « Puisqu’on m’interroge sur ce qu’on appelle le statut du corps, j’y viens, pour souligner qu’il ne s’attrape que de là. Le corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu. » C’est dans le dernier Lacan que s’affirme la place du corps, on est mal dans notre peau parce que le malaise « on l’a dans la peau » nous dit-il, parce que désiré ou pas, nous sommes issus de l’union de deux parlêtres qui ne parlaient pas la même langue, qui ne s’entendaient pas parler, qui même ne s’entendaient pas ; et si l’on part du principe qu’ « entre l’homme et le monde il y a un mur », il serait illusoire et malade de croire que nous aurions pu, nous, y échapper. Au nom de quoi ?
Il nous semble là qu’il y a un voile qui se lève sur le fantasme et son lien avec le trauma. Et que par la même occasion, on comprend mieux pourquoi Christian Pisani parle de traiter l’intraitable. Ce serait ce qui se rejoue dans la névrose de transfert où l’analyste se prête au jeu, à son corps défendant… Ici il y a autre chose à saisir, et qui revêt des conséquences tout à la fois cliniques et éthiques : c’est que l’événement initial, premier, traumatisant de manière singulière le sujet, perd à la fois son importance et la possibilité d’y accéder. Mais si l’analyste ne peut pas soigner ce qui est advenu, qu’en faire? Et si en plus on s’inscrit dans le dernier Lacan qui dit que de traumatisme il n’y en a qu’un, que faire en attendant ? Comment accueillir tous les dits qui précèderont ? On ne traite pas le malentendu, mais peut-être traite-t-on avec lui. L’analyse n’y peut pas rien, mais elle n’y peut pas-tout. En tout cas, elle ne rebrousse pas chemin face à lui ; mais le traitement qu’elle en propose ne saurait aboutir à la dissolution du malentendu. Il s’agira de se poster au pied du mur, aux côtés du patient pour constater avec lui qu’il n’y aura finalement pas de révélation du malentendu.
Et à ce propos, nous citerons un passage de l’essai autobiographique de Michael Larivière, intitulé Se dire psychanalyste et croire éventuellement qu’on l’est : « Il est certains risques que l’on ne prend jamais seuls. Et d’abord le risque de vivre. Si personne ne vous montre non pas la voie, mais ce que fut sa voie pour courir ce risque, vous ne pourrez que nouer, puis aggraver et rigidifier votre symptôme, jusqu’à le rendre incompréhensible,vital et donc inguérissable. Si on ne vous répond pas, la responsabilité vous demeurera inaccessible et vous vous enfermerez dans la culpabilité. (…) Contrairement au besoin et au désir, la demande est sans objet. C’est pourquoi y répondre ne peut pas vouloir dire y satisfaire., c’est pourquoi nulle réponse ne la comblera jamais – au contraire : c’est grâce à la réponse que vous lui ferez qu’elle aura quelque chance de rester ouverte, vive (…) parce qu’elle sera nécessairement inadéquate et forcera l’analysant à y mettre du sien12
Si l’idée que l’on puisse guérir du symptôme ne nous convainc pas, d’autres aspects de son propos nous semblent aller dans le sens de notre réflexion : ne pas oublier que la demande est sans objet et qu’il revient à l’analyste de tenter d’y répondre quand même, afin que quelque chose du malentendu originel se rejoue dans la cure et apparaisse au sujet non plus comme une tragédie mais comme une donnée grâce à laquelle les autres peuvent devenir des semblables, c’est ainsi que peut-être il pourra se loger dans le lien social ; sans le malentendu il n’y a pas de parlêtre, et vouloir le lever, le dissoudre c’est aspirer à ce qu’il n’y ait plus d’hommes mais des machines à consommer, à croire, à bien agir.
Laissons cette croyance à la religion (mais la révélation promise n’intervenant que post mortem qui donc pourra nous le prouver ?), à la science (qui vise à lever le malentendu et à accéder à la vérité-toute), au politique (dans son ambition de transparence et d’univocité) et au capitalisme (qui vend des produits détenant la solution au malêtre). Viser l’homéostase, l’harmonie, la vie éternelle, la vérité sont des affaires contraires à l’éthique de la psychanalyse qui tient toute entière dans les conséquences relatives à l’acceptation du fait que ce malentendu ne sera jamais levé ; il faudra faire avec et peut-être se montrer circonspect chaque fois qu’on aura l’impression contraire ! S’il n’y a pas révélation, si tout de notre obscure condition ne sera pas levé alors sur quelle base et au nom de quoi conditionner nos actes et la responsabilité qui en découle ?
C’est cela l’incurable qui se dégage de la cure : on ne peut pas tout effacer, il y a des traces dont on ne pourra rien dire de plus, et quand bien même on en dirait quelque chose, on ne pourra pas tout dire, ni tout en dire. Vouloir tout effacer, ou vouloir traiter l’intraitable a des conséquences de plusieurs ordres. Christian Pisani parle d’enjeux passionnés, c’est en effet du côté de la souffrance (patior signifie souffrance en latin) que ça se situe. Ne pas vouloir laisser de traces c’est aller contre la vie. Ainsi, dans la formulation « traiter l’intraitable », les affixes in- et -ble mettent en lumière impuissance et impossible et il apparaît que le vouloir de l’analyste est l’ennemi de son désir. Terminons cette réflexion par cette phrase de Lacan : « Ne demande « que faire ? » que celui dont le désir s’éteint »13.
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En conclusion, nous pourrions dire que c’est à la psychanalyse d’être intraitable. Ne pas céder aux sirènes du bien-être, ne pas céder à la multiplication des thérapies et leur logique d’accumulation qui dédouanent le sujet de toute responsabilité quant à son Dire, et font de lui un être voué à la culpabilité et à la honte. La psychanalyse ne peut pas traiter le malentendu, et c’est une excellente nouvelle, elle attend le pas du sujet vers un « je ne sais pas ». Là où il semble si confortable de se repaître de « je sais » ; se dire que l’on ne sait pas c’est adopter un temps la position schizophrénique où l’on voit le monde par la lorgnette du réel. Finir par admettre que l’on ne saura pas, sortir dans le monde et faire avec, nous place d’emblée seul avec notre désir et c’est ce que la psychanalyse nous souhaite de meilleur. Ainsi le trauma ontologique du malentendu n’annule pas les traumatismes qu’ils soient survenus précocement, à la puberté ou à l’âge adulte, de nature sexuelle ou non, le trauma du dernier Lacan serait en quelque sorte celui qui boucle la boucle, celui qui premier sera le dernier à être accepté, celui qui valant pour tous nous permettra paradoxalement d’accéder à notre singularité en ne cédant plus sur notre désir puisque de toute façon il n’y a pas d’Autre à satisfaire. Le sujet se trouve ainsi remanié et pensé à l’aune de l’inconscient, faisant de lui selon la formule de Colette Soler un sujet-supposé-au-dire ; soit un sujet de l’inconscient et dont le corps, vivant, parlant, est frappé par les signifiants. Un sujet dont le corps vivant, parlant, ne peut pas faire sans le non-sens et sans le paradoxe sous la bannière de laquelle il aura à se placer : on est malades parce qu’on parle. C’est ce qui fait de nous des « êtres-chair ». C’est la raison pour laquelle il ne peut pas y avoir de thérapie du parlêtre, la psychanalyse n’est pas un traitement, elle ne traite pas le malentendu, elle traite avec lui sans prétendre le dissoudre, ce qui serait de la folie.
1 *trauma en grec signifie blessure, *traumataest le même mot au pluriel, ce qui fait penser que l’un pourrait être l’événement et l’autre, ses conséquences. C’est comme cela que l’on comprend que l’on parle de traumatologie, comme étant l’intervention d’un soignant sur les conséquences de l’événement traumatique.
2 L’effraction est réelle dans le premier Freud puis fantasmée après l’abandon de la neurotica, lettre à Fliess du 21 septembre 1897.
3 FREUD Sigmund, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 2004.
4 MAC DANIEL Tiffany, L’été où tout a fondu, 2016/2022, Paris, Editions Gallmeister, page 310
5 LACAN Jacques, Séminaire du 10 juin 1980, prononcé avant son départ au Vénézuela. Texte consulté en l i g n e , ici http://gaogoa.free.fr/Seminaires_HTML/27-D/10juin%201980-Le%20malentendu_vers %20EsLac.html
6 LACAN Jacques, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
7 ARRIVE Michel, « Ce que Lacan retient de Damourette et Pichon : l’exemple de la négation », In: Langages, 30ᵉ année, n°124, 1996. Actualité de Jacques Damourette et Edouard Pichon, sous la direction de Henri Portine. pp. 113-124
8 LACAN Jacques, 09.10.1967
9 https://www.edidubien.com/dessins-aquarelles/
10 https://www.edidubien.com/2023/11/12/incarnations-2/
11 Rencontre annuelle de l’EPFCL en région, stage ayant eu lieu à Nîmes les 06 et 07 avril 2024
12 LAPEYRE Michel, Se dire psychanalyste et croire éventuellement qu’on l’est, Montréal, Liber, 2018, page 41
13 Note de Jacques Lacan, en marge de « Télévision », Les Ecrits